mercredi 18 août 2010

Frédéric Mistral : A Victor Balaguer

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Après lecture de cette lettre, l'on peut se rendre aisément compte que le Mistralisme, n'a rien a voir avec la politique politicienne !


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Maillane, 7 Août 1880

A Victor Balaguer

Mon cher ami,

La vie nous dévore de plus en plus et nous avons à peine le temps de nous saluer de loin avec le coeur.
Cependant on parle toujours de vous en Provence, on en parle beaucoup et on en parle comme du meilleur et du plus grand des vrais amis. Bonaparte-Wyse est revenu ravi de Madrid, et il était tout rajeuni et tout triomphant de l’accueil fraternel que vous lui avez fait. Il vous adore et il dit tout haut tout le bien que vous lui avez fait et tous les éloges que vous méritez.

J’ai lu avec admiration votre magnifique discours de Valence. Vous êtes le plus grand des troubadours modernes, et les morts de notre 13ème siècle ont dû tressaillir dans la tombe en entendant vos splendides considérations sur leur littérature. Vous êtes, de tous les Catalans, de tous les Espagnols, celui qui mérite le plus de la Provence, et vous planez par la largeur de vos vues, sur tous les catalanistes et sur tous les catalanissimes de la couronne d’Aragon. Sauf quelques restrictions que je vous exposerai tout à l’heure, j’applaudis à votre discours tout entier et surtout à votre tableau, éloquent et nouveau, des horreurs de l’inquisition. Vous avez parlé en vrai fils de la terre d’Oc, en poète inspiré, en historien austère, et en grand homme d’état. Mille fois merci au nom des morts et des vivants.

Je ne diffère de manière de voir avec vous que sur la ligne de conduite que vous indiquez à notre Renaissance littéraire. Vous voulez, si je vous ai bien compris, que la littérature provençale ou limousine devienne l’apôtre d’un idéal philosophique et politique, c’est-à-dire qu’elle devienne l’organe d’un parti. Je ne partage pas cette opinion. La littérature provençale, selon moi, ne doit s’enchaîner à aucun courant particulier, à aucun parti. Elle doit dominer tous les courants d’idées quels qu’ils soient, elle doit échapper aux passions violentes et aux noires vapeurs des partis et des sectes, parce que les partis et les sectes sont essentiellement transitoires, injustes et grossiers. Notre littérature doit rester l’expression sincère de notre nature provençale ou catalane, l’expression de notre manière de vivre, de voir, de sentir, de haïr et d’aimer. Qu’importe qu’un poète s’inspire de la poésie du passé ou des rêves de l’avenir! l’essentiel est que son inspiration lui fasse produire des chants immortels.



Est-ce que la postérité se préoccupe des opinions politiques d’Homère, de Virgile, d’Horace, de Sophocle, de Camoens, de Cervantès, de Molière, de l’Arioste, d’Alfred de Musset! Les courants politiques de ces époques lointaines, les idéals de ces périodes séculaires sont engloutis dans le gouffre du temps, et les créations de ces génies sont immortelles et radieuses de jeunesse, parce qu’elles sont la pure expression de la nature et du beau, et les hommes de tous les partis, de toutes les sectes et de tous les temps viendront éternellement s’abreuver à ces sources de vérité. Le despotisme peut venir de partout.
Au 13ème siècle on nous a écrasés au nom de l’unitarisme religieux. Aujourd’hui on nous conteste le droit de parler provençal au nom des idées de progrès. Notre indépendance linguistique irrite les unitaristes niveleurs et on nous jette le nom de séparatistes comme on jetait à nos pères celui d’Albigeois.
Chantons librement! Ayons et conservons la liberté de chanter à notre guise et selon nos enthousiasmes, quels qu’ils soient. La liberté! Voilà la vraie garantie de vie et de vitalité pour notre renaissance. Et là dessus, nous sommes, je le vois et vous le savez, complètement d’accord.

J’ai lu et savouré vos charmantes nouvelles tragédies, et particulièrement (el conde de Foix et Rayo de Luna). vous possédez les passions de cette époque comme un contemporain du roi D. Peire, et si jamais j’ai un peu de loisir, je me ferai un plaisir délicieux de traduire cela en provençal.

Vive Balag et vive Dona
Nola! Ah! que je voudrais vous voir, et vous embrasser, et pleurer avec vous notre belle jeunesse qui s’en va!

Victor, je vous aime de tout mon coeur, parce que vous êtes un juste et un coeur divin; je vous embrasse.




(Archives du Roure) - in Ecrits Poliques de F. Mistral

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