mardi 7 septembre 2010

Jean Lafitte : Sur le -on des 6èmes personnes verbales en provençal

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Jean Lafitte


16 aout 2010
Complété les 22 et 25 aout



Sur le -on des 6èmes personnes verbales en provençal

Au début de novembre dernier, tirant les conséquences de la déclaration d’un porte-parole de M. Frédéric Mitterrand selon lequel la mention des langues régionales dans la Constitution vaut plus qu’une loi, j’ai rédigé une plaquette exposant le « Statut officiel des langues régionales » tel qu’il découle des textes en vigueur. Et voulant être concret, j’y ai ajouté les conséquences pratiques pour le gascon, cela m’était facile, et même une ébauche de ce que j’entrevoyais pour le provençal, qui n’est pas mon domaine !

Sur la graphie, j’ai donc été amené à confronter au dispositif légal celle qu’on dit « mistralienne » et celle que préconisent les occitanistes. Au plan pratique, j’ai présenté en Annexe un extrait de la prière de Mirèio aux Saintes Maries, telle que l’a publiée Mistral, avec en vis-à-vis sa transcription occitane mise sur Internet par le Centre régional de docu­mentation pédagogique (C.R.D.P.) de Montpellier. En voici une strophe :

Mistral

E volon qu’amosse
Aquéu fiò nourri
Que vòu pas mouri !
E volon que trosse
L’amelié flouri !


CRDPMontpellier

E vòlon qu’amòrce
Aqueu fuòc norrit
Que vòu pas morir !
E vòlon que tròce
L ’ametlièr florit !

Or dans mon commentaire, tout en admettant qu’on peut, avec un peu d’entrainement, prononcer [u] ce qui est noté o, plus difficilement ó que l’on risque de confondre avec ò prononcé [o] ou [ɔ], j’ai écrit « Mais il sera impossible de lire comme il se doit ['volon] ce qui est écrit vòlon, que la norme de lecture fait dire ['volun]. »
Mes amis Provençaux ont aussitôt réagi : la prononciation provençale est bien ['volun], et non ['volon] comme je l’imaginais.
Je ne pouvais évidemment les contredire, mais je n’arrivais pas à comprendre cette exception apparemment unique dans le système mistralien, pour qui o se dit [o] et qui note ou ce qui s’entend [u]. J’ai donc supposé que la prononciation avait évolué depuis Mistral ou que le rhodanien, au moins du temps de Mistral, se distinguait du reste du provençal.
Mes amis n’ont pu me renseigner sur ce point historique. L’un m’a confirmé que dans les environs d’Avignon, les anciens « qui parlent en réalité le vieux provençal, disent naturelle­ment “oun” et non “on” à la 3ème personne du pluriel des verbes » ; mais aucun de ces « anciens » n’a pu connaitre Mistral. Un autre a avancé cette explication : « la graphie -on est un moyen de distinguer le [un] atone du [un] accentué : “Canton au cantoun” ».
C’est astucieux, pas impossible, mais se heurte pour moi à une objection majeure : je n’ai trouvé, ni personne ne m’a montré, un texte de Mistral signalant cette graphie exceptionnelle du son [u] par un o et la justifiant par cette affaire d’accent tonique.

Voici en tout cas ce que j’ai trouvé sous la plume de Mistral ; c’est au préambule de la lettre O du Trésor dóu Felibrige, ouvrage soigné s’il en est :
« On final, terminaison de la 3e personne du pluriel des verbes : parlon, ils parlent, dison, ils disent, cantèron, ils chantèrent. Les Languedociens prononcent pàrlou, dìsou, cantèrou, et les Gascons et Aquitains pàrlen, dìsen, cantèren.
« On, intonation qui devient oun en Gascogne : front, frount, pont, pount, respondre, respoune, bon, boun. »

Ces deux alinéas consécutifs permettent les constatations suivantes :
– Mistral ne se préoccupe pas du tout de l’accent tonique ; tous les exemples de la première série sont paroxytons, mais la voyelle tonique des parlon et dison provençaux ne porte aucune marque, alors qu’elle porte un accent aigu dans les pàrlou et dìsou langue­dociens et dans les pàrlen et dìsen gascons.
– Liant l’écrit à l’oral, Mistral ne donne aucun exemple d’un graphème (lettre simple ou groupe de lettres) qui puisse correspondre à des prononciations différentes : le front provençal ne peut être lu [un] par un Gascon, il l’écrit donc frount en gascon. De même, il ne conçoit pas qu’on puisse dire au Languedocien d’écrire parlon et de prononcer ['parlu] : il écrit pàrlou en languedocien.

Considèrons maintenant, à titre d’exemple, la conjugaison de ama au présent de l’indicatif telle que la donne Mistral :

Prov. ame, ames, amo, aman, amas, amon.
Mars. àimi, aimes, aimo, eiman, eimas ou eimès (a. d.), aimon.
Lang. aime, aimes, aimo, aiman, aimas, aimon.
Gasc. àimi, aimos, aimo, aimam, aimats, aimon.
Lim. aime, èima, aimo, aimen, eima, àimen ou àimou.

Comment pourrait-on soutenir que, sans en souffler mot, il ait voulu donner à ses -on une valeur différente selon qu’ils sont provençal et marseillais ou languedocien et gascon, alors qu’il prend soin de noter par -ou la finale limousine qu’il sait différente ?

À l’entrée Èstre, j’ai même trouvé une occurrence de 6e personne en -oun posttonique, localisée en Béarn : houroun, variante de estoun (oxyton) et houn, ils furent. Certes, je me demande où Mistral a pu dénicher cette forme, ignorée de la Grammaire béarnaise de Lespy (1858 et 1880) et que je n’ai jamais rencontrée jusqu’ici. Mais sa forme médiévale foron est attestée hors du Béarn, dans un acte du cartulaire de Bigorre des environs de 1200 et un autre du Second cartulaire blanc de Ste-Marie d’Auch, de 1258, tous deux publiés par Luchaire (Recueil de textes de l’ancien gascon, 1881, pp. 16 et 109). Raynouard la donne aussi comme « roman », avec ses équivalents espagnol fueron et italien furon, tous paroxytons évidemment, comme le latin fuerunt (Grammaire comparée des langues de l’Europe latine, 1821, p. 215).



L’explication par le besoin de différencier oxytons en -oun et paroxytons en -on ne tient donc pas, et il fallait s’y attendre, puisque Mistral ne s’en est pas préoccupé.
Je n’ai cependant pas arrêté là mes recherches, car si Mistral a donné son nom à la graphie moderne du provençal par le lustre que lui ont apporté ses œuvres littéraires et le Tresor, le père du système est, pour l’essentiel, son ainé Roumanille.
J’ai été grandement aidé par le précieux ouvrage de René Dumas, Les années de formation de Joseph Roumanille (1818-1848), 1969. Traitant largement de l’orthographe (pp. 237-261), il fait l’état des lieux avant Li Margarideto, publiées par Roumanille en 1847, puis montre l’apport de ce recueil à la définition de l’orthographe moderne du provençal.
Avant, le témoin est le Bouil-abaïsso, journal de Joseph Désanat qui accueille tous les écrivains provençaux et languedociens, sans aucun contrôle de leurs graphies. Sans s’arrêter aux nombreuses fautes imputables à l’imprimeur, R. Dumas réussit à dégager les traits les plus caractéristiques de ces graphies d’auteurs ; sur notre sujet :
– hormis Roumanille : « Pour les désinences en oun de la 3e pers. plur. du prés. de l’indic., du passé simple et du subj. prés. et imp., elles ajoutent un t ou l’écartent : douarmoun (t), soun (t), cantavoun (t), vengueroun (t), vagoun (t), diguessoun (t). » (p. 242) ; pour le vérifier, il suffit de parcourir la préface donnée aux Margarideto par l’ami Camille Raybaud et les citations d’auteurs divers que Roumanille a glissées dans le recueil ;
– Roumanille dans la première série du Bouil-abaïsso (à partir de 1841) : « Désinence oun. Roumanille l’écrit à peu près constamment ount : volunt [sic, probablement pour volount], drubiguerount. Dans le numéro du 6-5-1841, il opte pour la forme simple oun : cercoun, amoun (avec une exception pour sount) ; mais dès le numéro suivant, il revient à ount. » (p. 245);
– Roumanille dans la seconde série du Bouil-abaïsso (à partir de 1844) : « Désinences verbales. Roumanille s’oriente vers une simplification générale. […] la finale ien n’a plus de t et oun non plus. » (p. 248).
Viennent alors Li Margarideto : « Désinences verbales. […] b) La finale oun est désormais écrite on : soufrisson, vagon, pousson, diguèron (91).
Note 91 : « Roumanille se rallie à cette graphie entre mars et mai 1846, ainsi que le montre la comparaison entre le texte de A la Pologno, daté du 8 mars 1846 (Album, p. 142, publié dans la Gazette de Vaucluse) où nous lisons encore cavavoun et disoun, et celui de L’ange di flour, daté de mai 1846 (Album, p. 112) où nous lisons flourisson, espelisson, etc. (mais également sount). » (p. 258).

Et à la note 90 qui précède, R. Dumas nous a livré un texte capital de Roumanille lui-même sur l’orthographe ; c’est une note manuscrite datée d’Avignon, 15 octobre 1847, et insérée dans l’exemplaire des Margarideto que Roumanille donna au Musée Calvet :
« Deux mots à l’excellent M. Requien.
« L’orthographe provençale que j’ai adoptée n’est certes pas irréprochable. Les savants y trouveront des monstruosités… […] 4° Les diphtongues au, èu, éu, óu… pour aou, èou, oou (ainsi que les écrivent les poètes modernes, à tort, selon moi) m’ont été données par le bon sens, par le latin, par le grec… par les vieux troubadours et les vieux manuscrits romano-provençaux. En cela, je n’ai pas innové je n’ai fait que rétablir ce que les modernes ont détruit. Il en est à peu près de même de ca[n]tavon au lieu de cantavoun (Saboly est ici de mon avis), etc. […] »

Ce thème, Roumanille devait le reprendre longuement dans sa Dissertation sur l’ortho­graphe provençale placée en tête de son troisième recueil, La part dau Bon Dieu, 1853 (pp. V-LXVIII). Il répondait à deux articles de la Gazette du Midi dans lesquels l’écrivain marseillais Casimir-Gabriel Bousquet (1820-1862) lui reprochait d’avoir changé la langue des poètes réunis dans le second recueil Li Prouvençalo (1852) en leur appliquant ses normes orthographiques. C’est à ma connaissance l’exposé le plus fourni sur l’orthographe qu’allait adopter le Félibrige. Il aborde quatre fois notre sujet, soit directement, soit incidemment :
p. XV, note : « M. Castil-Blaze, dont la compétence en gai-saber ne saurait être contestée, […] a aussi adopté, pour les troisièmes personnes du pluriel des verbes, les formes avon, èron, etc. que nous avons rétablies: « Celèbron soun ôuvrié divin. Touti respondon… etc. Touti me chamon, touti me volon… ».

pp. LXV-LXVII : traitant de la suppression du -t final étymologique lorsqu’il n’est plus prononcé, il la justifie en citant des textes anciens échelonnés « depuis l’an 850 environ jusqu’à Saboly, et depuis Saboly jusqu’à Jasmin », exemples qu’il a puisés
« d’abord dans la grammaire romane de M. Raynouard, et ensuite dans les poésies qu’il a recueillies » :

Ins el jardi ou chanton li auzel. (Ms. r.) — Que li tarzan no s mesclon ab l’arden-ts. (Ozils de Cadartz.) — Que crucifixeron Jusieu. (Planch de Sant Estève.)
Pauc foron aquilh que la ley ben garderon,
E moti foron aquilh que la trespasseron. (Poésies des Vaudois.)
Or sachon ben miey hom etc. etc. (Richard Ier.)
Car sept mezes de l’an
Passon justamen-t aro. (La Bellaudière.)
De blat tous lous campets daurejon. (D’Astros.)
E revengut lou jour, lous angis la pourtavon. (B. de la Burle.)
E demandon pertout l’houstalet benazit…
Qualqu’un a declarat que porton per estrenos…
Elis parlon… etc. (P. Goudelin.)
Nostei pastresso
Boulegon lei man. (Saboly.)
Se trouveron tous nus…
Intreron tous confus… (Id.)
Lous ayres que brounzisson,
La terro que trambolo et lous rocs que s’esquisson… (Jasmin.)

« M. Moquin-Tandon, dans son Carya magalonensis, n’a pas écrit autrement ces troisiè­mes personnes du pluriel. On trouve dans ce livre : Murmuravon, eron, manjon, ajusteron, etc.
« Il est à remarquer que les Espagnols écrivent ces troisièmes personnes comme les vieux troubadours, comme Saboly, comme Jasmin, […] : Ellos hubieron; ellos fueron; ellos ameron; ellos cosieron, etc. »
À mon tour de faire remarquer qu’au moins pour le Gascon d’Astros et les Languedociens Goudelin, Jasmin et Moquin-Tandon, tous ces -on représentent des prononciations en [on] (n dental) qui existent toujours, tout comme en espagnol. Et je cite au passage cette affirmation catégorique de notre auteur (p. XXIV) : « la prononciation est, dans notre langue, le guide de l’orthographe, comme dans l’espagnol et dans l’italien. »

pp. LVIII-LIX : « On pourra nous dire que, pour être conséquents à notre système, nous devrions aussi accentuer la pénultième des troisièmes personnes du pluriel des verbes, comme dison, caminavon, afin [LIX] qu’on n’appuie pas sur la terminaison on. Nous répondrons que, de tout temps, il a été admis en Provence que cette terminaison des verbes est muette ; et nous ne craignons pas qu’on confonde ces troisièmes personnes avec les mots terminés en on, parce que ces derniers sont presque tous des monosyllabes, tels que bon, pont, som, etc. »
Pas plus qu’aux pages citées ci-dessus, Roumanille ne laisse supposer que, hormis l’inten­sité de la voix, les -on verbaux aient une sonorité différente de ceux de bon et pont.

pp. LXV-LXVII : Roumanille arrive à la conclusion de sa « Dissertation » ; il me parait particulièrement utile d’en citer le début, même s’il déborde notre problème :
« La réforme à laquelle nous travaillons sérieusement, est basée sur trois points princi­paux : 1° approprier l’orthographe provençale moderne aux modifications que le temps a fait subir à notre langue ; car les changements arrivés dans la prononciation obligent toujours d’en faire dans l’orthographe.
« 2° Simplifier cette orthographe par la restauration de certaines formes usitées chez les vieux troubadours, et par la suppression de bien des lettres parasites ;
« 3° La compléter enfin par un système particulier d’accentuation. »
Puis, résumant l’ensemble, il écrit : « …mes amis, […] adoptez pareillement les formes avon, èron, etc. des troisièmes personnes plurielles des verbes, dont on trouve mille et mille exemples dans les plus vieux et les meilleurs auteurs. »
J’ajoute que Mistral ne dit rien de ces 6èmes personnes dans sa célèbre lettre 28 décembre 1854 qui expose à J-B. Gaut « les règles principales de la Loi » orthographique du Félibrige.

De tout cela, je tire les conclusions suivantes :
– incontestablement, dans la Provence des années 1840 comme aujourd’hui, nous n’avons aucun témoignage de prononciation de ces finales verbales en [on] ; ceux qui les écrivaient alors les notaient par oun, voire ount par manie étymologisante ;
– leur notation par -on est une initiative personnelle de Roumanille du printemps 1846, appuyée sur ce qu’il avait vu dans les écrits anciens ;
– pas plus chez lui que chez Mistral, il n’y a pas le moindre indice qu’ils aient voulu faire prononcer ce -on autrement que [on], prononciation largement attestée hors de Provence, comme en témoignent la conjugaison de ama rapportée plus haut.


Et j’apporte une réflexion critique :

J’essaie d’abord d’expliquer la démarche de Roumanille : suivant le conseil pressant de « prendre pour modèles “les documents historiques” » que lui a adressé C.-G. Bousquet, il a consulté « les vieux troubadours et les vieux manuscrits romano-provençaux », selon ses propres dires rapportés plus haut. Certes, il en a parfois tiré de fausses conclusions, comme en constatant que les troubadours omettaient l’s du pluriel, alors que la plupart des exemples présentés sont des cas sujets, qui en étaient dépourvus; mais il en a retenu que la langue avait changé au cours des siècles. Cependant, il croit que « pour écrire tout, [les troubadours] écrivaient tot » (p. XVII, note), et comme on l’écrira tant et plus par la suite, il doit penser que c’est l’influence du français qui a conduit à la graphie tout; sans doute n’a-t-il pas rencontré des textes anciens qui notaient déjà des ou de son temps à côté de o devenus ou depuis, comme nous le verrons bientôt. En tout cas, son insistance à citer Saboly, dont il a publié les Noëls l’année précédente, laisse supposer que tout en retrouvant chez lui à peu près tous les ou valant [u] du provençal du XIXe s., il a été frappé par les 6èmes personnes en -on; il en a conclu que leur passage à -oun était récent, et qu’il fallait retrouver l’ancienne prononciation.

J’ai voulu m’assurer de cette évolution d’après des auteurs du XVIe au XVIIIe s., en y ajoutant Victor Gelu publié de son vivant.
J’ai examiné le passage du -a féminin posttonique à -o, du o latin à ou, le traitement des 6èmes personnes des verbes et enfin celui du on latin, interne aussi bien que final, en consi­dérant que les auteurs ont écrit naturellement ces sons, pour être lus par des gens habitués à lire du français. Quant à la nature phonétique exacte de ces sons, on ne peut en discuter, mais l’écrit témoigne de la conscience que les auteurs avaient de ces sons ; cela explique les hésitations en périodes de transition ; par exemple chez Ruffi.
Enfin, pour éviter les corrections et erreurs dues aux éditeurs, j’ai fait cette recherche dans des éditions originales, ou faites tardivement par des philologues, d’après les manuscrits :

Bellaud de la Bellaudière, d’après André Berry, Anthologie de la poésie occitane, 1961, basé sur l’édition de 1595 : semano – lou, pouleto – venon – montagnos, pron, Avignon.
Pierre Paul (édition 1595, pp. 30-31) calo – lou, soufflo – atrouberon – Monsur, Conssou, leton, canton.
Robert Ruffi (éd. Octave Teissier d’après le manuscrit du XVIe s., 1894 ; Ode à Pierre Paul, pp. 25-31) : allegavo – lou, lauzour, provensau/prouvensau – debation, tenion, defendion (toniques) ; fesson (posttonique) – Autoun/auton, enfantoun, besson, mondo.
Saboly – À défaut d’édtion originale, nous disposons de la très sérieuse édition de 1856, basée sur la première publiée du vivant de Saboly ; elle comporte même en tête six noëls achevés et sept fragments, tous inédits, provenant d’un manuscrit de Saboly daté de 1655 et découvert depuis peu à la Bibliothèque de Carpentras, où j’ai relevé : coulino – lou loup – dison, troubavon – counsoula, cartoun.
Jean Michel, de Nîmes, quoique compté comme poète languedocien, d’après Berry basé sur l’ édition de 1700 : Fieiro – lou, soulet – prenon, metton – amoun (en haut) ; mais canon, renon, Consouls, garçon.
Toussaint Gros (1ère édition 1734) : Prouvenço – lou, Bouqueto – agoun, proucuroun, mandavoun – Monsignour/Mounsignour, liçoun, dount, coundanas.
Victor Gelu (Chansons provençales, éd. 1856, pp. 42-43) : tirassiero – lou, nouste – aclapoun, Fabriquoun – pouncho, carboun.
Ce sont surtout des Marseillais, mais peu importe, il est clair qu’à la fin du XVIe s. la finale féminine est passée à [o], alors qu’elle reste [a] en Béarn, ou du moins dans l’Est (car à l’Ouest, elle est en [ǝ] depuis au moins le XIIIe s.), selon le témoignage explicite d’Arnaut de Salette (1583). Les on latins sont encore en [on], mais Ruffi en note déjà par oun tandis que plus d’un siècle après, Gros en conserve quelques uns en on.

En revanche, au XVIe s., les 6èmes personnes des verbes sont en -on, donc [on], qu’elles aient été en –ant, -ent ou -unt en latin. Les -avon de Saboly s’inscrivent dans cette ligne.
Mais dès 1734, dans les poésies de Toussaint Gros, ce on généralisé depuis plus d’un siècle est passé massivement à -oun.
Certes, en un temps où l’on identifie encore le son élémentaire à la lettre – ou aux lettres –qui le représente(nt), il peut être difficile de distinguer les changements de lettres des change­ments de prononciation. Ainsi, l’un des “chevaux de bataille” de Roumanille est l’écriture des diphtongues en [] qu’il veut noter au, eu, òu au lieu de aou, eou, óou : seul le signe est affecté, pas la prononciation. Mais dans notre affaire, c’est le changement de prononciation qu’il refuse comme étant le fait des modernes, c’est une “épuration” linguistique, qui va de pair avec le rejet des gallicismes ; car lou reste lo, flourisson garde le premier ou etc.
C’est d’autant plus étonnant qu’il rejette par exemple le graphème lh parce que la pronon­ciation dans son dialecte a depuis longtemps fait disparaitre la mouillure (p. LXI). Mais ici, Roumanille veut revenir de quelque 150 ans en arrière, en contredisant son premier principe, d’« approprier l’orthographe provençale moderne aux modifications que le temps a fait subir à notre langue […] » (cf. plus haut).

J’en viens maintenant à critiquer cette “épuration” ; non pour son principe — encore qu’il ne soit pas facile de changer les habitudes de prononciation ! — , mais parce qu’elle va trop loin. En effet, ce -oun a deux sources bien différentes :
– -ant latin posttonique (cantant, cantabant), que la graphie occitane note par -an, aboutit à [on] dans une grande partie du domaine ; la graphie cantavon de Saboly montre qu’il en était ainsi en Provence au XVIIe s. Par la suite, ce [on] est passé à [un], phénomène qu’on retrouve ailleurs ; ainsi, le [a] latin posttonique s’entend [u] à la pointe du Médoc, et le gascon prononce en [u] les mots espagnols en -o posttonique : loco > lòcou ;– -unt latin posttonique (dicunt, fuerunt), que la graphe occitane note par -on, aboutit à [on] médiéval, suivant une tendance déjà présente en latin (cf. cum + tributio > contributio) et que le français connait bien : maximum se prononce [maksi'mom] et voluntas latin donne volonté ; mais aussi fuerunt latin donne furon en italien et fueron en espagnol.
Les lois de l’analogie ont étendu et croisé ces finales devenues oun pour aboutir aux prononciations actuelles de provençal. Mais s’il pouvait être justifié de ramener à [on] le [un] issu de -ant latin, mettant en accord la 6ème personne canton ['kanton] avec la 3ème (canto ['kanto]) et avec un vaste ensemble d’oc, ça l’est beaucoup moins pour celui issu de -unt latin, car le [un] moderne marque tout simplement un retour aux sources : ‘volunt’ > voloun, ‘dicunt’ > disoun, de règle en languedocien.

Finalement, avec amon, cantavon, volon, dison prononcés en [un], les Mistraliens du XXIe s. gardent la lettre de Mistral — et c’est bien de lettre qu’il s’agit ! —, mais sacrifient l’esprit qui voulait un changement de prononciation, et consacrent une étonnante exception dans les règles d’écriture et de lecture du système.
Le leur dire ne manque pas de les choquer : quand on a appris et éventuellement enseigné depuis toujours que le -on des 6èmes personnes se prononce [un] faible, ce n’est pas facile d’admettre qu’on lit Mistral à contre sens depuis des décennies. Un peu comme quand les papiers de famille (les écrits de Roumanille) et les chaines de l’ADN (les listes de conjugai­sons du Tresor), révèlent la filiation légitime de celui que l’on considérait comme un bâtard (l’exception dans les règles de lecture).
Je leur livre donc en toute amitié ces constatations, analyses et réflexions, et puisque ma “postface” m’a fait citer Jules Ronjat, je m’en remets à son autorité en rappelant la « Règlo generalo » qu’il plaçait en tête de L’Ourtougràfi Prouvençalo (2nde éd. par la Mantenenço de Prouvènço, 1937, disponible en .pdf sur C.I.E.L. d’Oc) :
1. Escrivès coume parlas…



EN GUISE DE POSTFACE

Sitôt achevée le 16 aout, j’ai envoyé cette étude à mes amis, dont deux m’ont fait part de leurs observations ; j’ai donc tâché d’y répondre en revoyant quelques phrases et surtout en apportant des compléments après étude d’auteurs anciens ; d’où un nouvel envoi le 22.
Mais y repensant par la suite, le mot « historique » m’est venu à l’idée, me suggérant que Ronjat avait sans doute déjà dit tout cela dans sa Grammaire istorique des parlers proven­çaux modernes (1930-1941). De fait, il y consacre le § 560 (Tome III, p. 159) ; c’est plutôt bref, mais confirme mes conclusions ; je vais donc le citer, mais pour le rendre plus lisible, je développe ses abréviations et rétablis l’orthographe normale du français :
« Le vpr [vieux provençal lato sensu, donc la « langue d’oc » ancienne] semble avoir eu d’abord respectivement -an, -en, -on pour le latin -ant, -ent, -unt […], mais de bonne heure des actions analogiques et des emprunts de conjugaison à conjugaison ont amené des simplifications [exemples anciens, dont aucun ne concerne la Provence] — phénomènes continués de nos jours [régions autres que la Provence] ; d’une manière générale les répartitions dialectales ont ici peu varié depuis le moyen âge (v. P. Meyer, Romania 1880, p. 192-215). En prov. [provençal stricto sensu, parlers de la Provence proprement dite, y compris la marche nîmoise], -on est employé dans toutes les conjugaisons par extension de la 1ère, où il continue phonétiquement -an qu’on retrouve chez Boysset [Arlésien, 1374-1414] et dans Tersin [roman en prose du XVe s.]. D’autres parlers ont au contraire étendu à toutes les conjugaisons -oun <>

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