mercredi 2 septembre 2015

La rentrée littéraire cévenole : Louis Stehlé - une Présentation de Ive Gourgaud







La rentrée littéraire cévenole : Louis Stehlé



Les éditions Atramenta viennent de publier un recueil bilingue (cévenol et traduction française) des récits de Louis Stehlé de Ganges (1882-1933), auteur qui n’avait jamais eu les honneurs d’une publication de son vivant, si l’on excepte la courte nouvelle L’ouncle Jousè à Montpellier en 1919. Avec une longue étude biographique signée de son petit-fils Guy Stehlé, cet ouvrage présente en particulier les aventures de Guijinglau, ensemble de récits de guerre écrits sur les divers fronts de la Grande Guerre où fut envoyé l’auteur, en particulier en Macédoine et Serbie. 

Dans les épreuves de la guerre, Louis Stehlé n’a jamais perdu son humour (qui sert souvent à faire passer les critiques qu’il adresse à l’institution militaire et sa bureaucratie) ; il n’a jamais perdu non plus son humanisme, qui se révèle dans la touchante histoire de Rosalie que nous donnons ici avec sa traduction.

Le parler de base de Louis Stehlé est le cévenol de Ganges, mais la publication dans les journaux montpelliérains (La Campana de Magalounapuis Lou Gal) a entraîné une certaine languedocianisation de cette langue. Nous avons cependant respecté les choix graphiques et linguistiques de la publication de Montpellier.

Yves Gourgaud, septembre 2015


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GUIJINGLAU E ROSALIA



Guijinglau aviè’nmenat de sabe pas ounte una vaca à V… (en Champagna), ount’anaven tène lou sectou. E couma èra cousiniè, adounc ié seguèt facille dau tems que lous chèfes èroun à las tranchadas ambé lous omes, de basti un cabidou à sa Rosalia (l’apelava antal en causa de la coulour rosa de soun mourre).

Li mountèt quicon de pas bèl ounte couchavoun toutes dous, ié fasiè bon amb’ela : una vaca acò’s toujour caud.
I’aviè prou de plaça per eles dous, mès quand lou regiment veniè au repaus, que lous quatre ou cinq coumpans de Guijinglau ié couchavoun, tout se teniè, tout se toucava aqui dedins. La bèstia èra souègnada, apasturada, entretenguda saventamen ; quauques cops, de rescòs das chèfs, la fasièn paisse ; lou vèspre, la moulsavoun e Diéu sap quant de pastisses de riz al lach, caramelats, de crèmas, de cafès al lach e chocolats, de tès al lach e de ferratats de lach Guijinglau mountava pas as pialuts de sa couteria : « la Banda à Rosalia »

Lou pus grand secrèt èra gardat d’aquela aquisicioun, lous bougres s’adoucissièn l’estoumac e groumandejavoun pla, lous lipèus !
I’aguèt pamens quauques incounvenients : Rosalia au coumençament espadassava de fougassas engipairas qu’agradavoun pas as pialuts guijinglaus ; quauques cops tabé, Rosalia que languissiè dins aquel estable escur e trop manit, mandava de roundinamens que s’ausissièn d’una lèga, e hou caliè pas pèr vendre pas la mecha, car èra soula dins aquel païs de souldats en guèrra. Per ié parà, li faguèroun un fenestroun davans soun nas, e pauc-à-pauc ela s’acoustumèt e tout aquel mounde s’endevenguèroun au pount que la fasièn pissà quand voulièn, la fasièn ajassà couma voulièn, pioi ié metièn una vièlha porta sus ela en guisa de taula, una candella dessus e, assetats à l’entour, manjavoun e jougavoun à las cartas sur ela tant que voulièn ; pèr dourmi, s’arrucavoun toutes cinq ou sièis à soun entour, e Rosalia semblava hou coumprene, boulegava pas. Li penjèrou’n briéu un vièl ferrat à soun derriès pèr qu’escrementèsse pas au sol, e pioi, à força de praticà, counouguèroun sas ouras, e pas qu’en ié toucant la coueta Rosalia devignava que caliè anà de corps, èra couma lous efantets. E quand pèr asard un estrangiè rintrava, ela virava dèu la porta sa grossa tèsta, e soun ièl pietadous semblava dire : « Vèni, vèni souldatet, ai aicis pèr t’adouci’n pauc. »

Ieu crese que las bèstias coumprenoun foça causas de las guerras ; sembla que la rasoun, qu’a ficat lou camp de la closca das omes, s’es (en vertut d’aquela lèi que vol que ren se pèrde pas dins la natura) rescounduda dins la tèsta de foça d’animaus ; e Rosalia mai que ges d’autras bèstias semblava afourti aquela assercioun.
Aquel manège durèt dins lous sièis meses.

Un matin, Guijinglau pelava de tuferas. Quauqu’un au fenestroun faguèt : « Mais mon commandant, il y a une vache là-dedans, ah par exemple ! », e de pèr lou fenestroun una man fina alifava la poulida tèsta de Rosalia.
Lou coumandant e l’autre, lou qu’aviè parlat, un medecin-major, rintrèroun veire. A sas questiouns, Guijinglau respoundèt, countèt touta l’istòria en ajustant : « C’est Rosalie, c’est ma sœur, je l’aime couma ma sur, Monsieur le Major »
- Mais c’est une fortune, mon commandant, faguèt aiceste en se virant ; je ne trouve du lait nulle part pour mes malades.
E pauc après, maugrat sas fouliès e soun petardije, enlevèroun à Guijinglau, ambé de menaças encara ! sa tant aimada Rosalia.
Touta la banda patiguèroun e soufriguèroun dau vouide qu’ela fasiè dins la casbà, es tout juste se la plourèroun pas.
Quauques tems après, Guijinglau aceptèt d’èstre ourdounança dau Major ; pouguèt souegnà sa Rosalia que se deperissiè sans el, mès un jour una « marmita » qu’aviè toucat l’enfirmariè tuguèt la paura ela.
Guijinglau, entristesi, vouguèt pas demourà « amb’aquel major qu’èra encausa de tout acò ». E anèt, sus sa demanda, en prumièira ligna de fioc rejougne sous ancians coumpans.


X… en Picardia, lou 14 de febriè 1916



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GUIJINGLAU ET ROSALIE



Guijinglau avait amené de je ne sais où une vache à V… (en Champagne), où nous allions tenir le secteur. Et comme il était cuisinier, il lui fut facile, pendant que les chefs étaient aux tranchées avec les hommes, de construire un petit abri à sa Rosalie (c’est ainsi qu’il l’appelait, à cause de la couleur rose de son mufle)
Il lui bâtit quelque chose de petite dimension, où ils couchaient tous les deux. Il faisait bon être avec elle : une vache, c’est toujours chaud.
Il y avait assez de place pour eux deux, mais quand le régiment était au repos et que quatre ou cinq compagnons de Guijinglau y couchaient aussi, on était tous serrés à se toucher, là-dedans. La bête était soignée et nourrie, savamment entretenue ; de temps en temps, en cachette des chefs, ils la menaient paître ; le soir, ils la trayaient, et Dieu sait combien de gâteaux de riz au lait, de caramels, de crèmes, de cafés au lait, de chocolats, de thés au lait et de seaux de lait Guijinglau montait aux poilus de sa confrérie, « la Bande à Rosalie » ! 
?Cette acquisition était maintenue dans le plus grand secret ; les bougres s’adoucissaient l’estomac, tous ces gourmands étaient à la noce !
?Il y eut cependant quelques inconvénients : au début, Rosalie lâchait des galettes qui éclaboussaient et ne plaisaient pas aux poilus de Guijinglau ; parfois aussi Rosalie, qui s’ennuyait dans cette étable obscure et trop étroite, lançait des meuglements qui s’entendaient d’une lieue, ce qu’il fallait éviter pour ne pas vendre la mèche car elle était la seule vache de toute cette contrée de soldats en guerre. Pour éviter cela, on fit une petite ouverture devant son museau, et peu à peu elle s’accoutuma, et tout s’établit si bien entre eux qu’ils la faisaient uriner quand ils le voulaient, ils la faisaient se coucher quand ils le voulaient, et puis ils plaçaient sur elle une vieille porte en guise de table, une chandelle dessus et, assis tout autour,   ils mangeaient et jouaient aux cartes à volonté ; pour dormir, ils se blotissaient à cinq ou six autour d’elle et Rosalie, qui semblait tout comprendre, restait immobile. A un moment, on lui suspendit au derrière un vieux seau pour qu’elle ne fasse pas ses excréments sur le sol, mais ensuite, avec l’habitude, on apprit ses horaires et il suffisait de lui toucher la queue pour que Rosalie devine qu’il lui fallait faire ses besoins, c’était comme avec les bébés. Et quand par hasard un étranger entrait, elle tournait vers la porte sa grosse tête, et son œil  compatissant semblait lui dire : « Viens, viens petit soldat, j’ai ici de quoi te rendre la vie un peu plus douce ».
Je crois, pour ma part, que les bêtes comprennent bien des choses de la guerre ; on dirait que la raison, qui s’est enfuie de la caboche des hommes, s’est réfugiée (en vertu de cette loi qui veut que rien ne se perde dans la nature) dans la tête de bien des animaux ; et Rosalie, plus qu’aucune autre bête, semblait confirmer cette vérité.
Le manège dura environ six mois.?
Un matin, Guijinglau pelait des pommes de terre. A la lucarne, quelqu’un dit : « Mais mon commandant, il y a une vache là-dedans !  Ah par exemple ! », et à travers la lucarne une main fine flattait la jolie tête de Rosalie.
Le commandant et l’autre, celui qui avait parlé et qui était médecin-major, entrèrent pour voir. Répondant à leurs questions, Guijinglau conta toute l’histoire, et il ajouta : 
- C’est Rosalie, c’est ma sœur, je l’aime coumme ma soeur, Monsieur le Major.
- Mais c’est une fortune, mon commandant, fit le médecin en se tournant vers l’officier ; je ne trouve du lait nulle part pour mes malades.
Et peu de temps après, en dépit de ses emportements et de ses folles paroles, on enleva à Guijinglau (et avec des menaces, par-dessus le marché !) sa Rosalie tant aimée.
Le vide qu’elle faisait dans la cahute laissa toute la bande dans la souffrance et la peine, c’est tout juste si on ne la pleura pas.?
Quelque temps après, Guijinglau accepta d’être l’ordonnance du Major ; il put ainsi s’occuper de sa Rosalie qui dépérissait sans lui, mais un jour une « marmite » qui avait touché l’infirmerie tua la pauvre bête.
Guijinglau, attristé, ne voulut pas rester « avec ce major qui était responsable de tout ». Et, sur sa demande, il partit en première ligne de feu pour rejoindre ses anciens compagnons.

N.B. « une marmite », un gros obus.
Traduction : Yves Gourgaud.

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Louis Stehlé : Per pas qu’on oublide (Récits bilingues), ouvrage publié et distribué par Atramenta, uniquement via internet. 316 pages, prix 13,90 euro.

Pour commander l’ouvrage, aller sur le site www.atramenta.Y chercher  « auteurs publiés » puis « Gourgaud Yves»  à la fin de la liste des auteurs en G-.


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